Légalité de l’achat d’obligations publiques par la BCE : extraits des conclusions de l’Avocat général


Contentieux & arbitrage / jeudi, octobre 4th, 2018

Lien vers la version intégrale des conclusions : https://bit.ly/2O2oAlM

Communiqué de presse de la Banque centrale européenne au lancement du programme objet du litige devant la CJUE (programme d’achats d’actifs du secteur public sur les marchés secondaires, « public sector asset purchase programme » ou « PSPP ») : https://bit.ly/2P5IV66

Sur les première et deuxième questions préjudicielles

[Questions posées par la Cour constitutionnelle fédérale de l’Allemagne]

1)      La décision […] 2015/774 […] dans la version […] de la décision […] 2016/1041 […] ou la manière dont elle est mise en œuvre, enfreint-elle l’article 123, paragraphe 1, TFUE ?

Y a-t-il notamment violation de l’article 123, paragraphe 1, TFUE si, dans le cadre du [PSPP],

a)      Des détails relatifs aux achats sont communiqués d’une manière qui fait naître sur les marchés la certitude de fait que l’Eurosystème achètera pour partie des obligations qui seront émises par les États membres ?

b)      Même a posteriori, aucun détail relatif au respect de délais minimaux entre l’émission d’un titre de créance sur le marché primaire et son achat sur les marchés secondaires n’est communiqué, si bien qu’aucun contrôle juridictionnel n’est possible à cet égard ?

c)      La totalité des obligations acquises est non pas revendue mais conservée jusqu’à l’échéance et donc retirée du marché ?

d)      L’Eurosytème acquiert des titres de créance négociables nominaux à un taux de rendement actuariel négatif ?

2)      La décision visée sous [la première question] enfreint-elle en tout cas l’article 123 TFUE si, en raison de modifications de la situation sur les marchés financiers, notamment à cause de la raréfaction des titres de créance susceptibles d’être achetés, la poursuite de sa mise en œuvre requiert un assouplissement continu des règles d’achat applicables initialement et si les limites fixées par la jurisprudence de la Cour à un programme d’achat[s] d’obligations comme le PSPP sont privées d’effet ?

[Conclusions de l’Avocat général]

47. Les deux premières questions préjudicielles portent, en substance, sur le respect de l’interdiction du financement monétaire des dettes souveraines imposé à l’article 123, paragraphe 1, TFUE

48. L’arrêt du 16 juin 2015, Gauweiler e.a. (C‑62/14, EU:C:2015:400), a fourni, à cet égard, le cadre d’analyse pertinent. En effet, malgré les différences qui distinguent le PSPP de l’OMT, il s’agit de deux programmes d’achats d’obligations souveraines sur les marchés secondaires. Or, la Cour a précisé dans l’arrêt précité les limites qui doivent être respectées par la BCE lorsqu’elle met en œuvre un programme d’acquisition d’obligations souveraines. La grande majorité des parties ayant déposé des observations dans le cadre de la présente procédure s’inscrit d’ailleurs dans cette grille d’analyse.

49. D’emblée, la Cour a confirmé que l’article 123, paragraphe 1, TFUE interdisait toute assistance financière du SEBC à un État membre sans exclure la faculté pour le premier d’acquérir des obligations souveraines sur les marchés secondaires (25).

50. Toutefois, la Cour a encadré cette possibilité de deux limites :

–        En premier lieu, « le SEBC ne saurait valablement acquérir des obligations souveraines sur les marchés secondaires dans des conditions qui donneraient, en pratique, à son intervention un effet équivalent à celui de l’acquisition directe d’obligations souveraines auprès des autorités et des organismes publics des États membres » (26). Tel serait le cas si les opérateurs susceptibles d’acquérir des obligations souveraines sur le marché primaire avaient la certitude que le SEBC va procéder au rachat de ces obligations dans un délai et dans des conditions permettant à ces opérateurs d’agir, de facto, comme des intermédiaires du SEBC pour l’acquisition directe desdites obligations auprès des autorités et des organismes publics de l’État membre concerné.

–        En second lieu, le programme de la BCE qui autorise l’achat d’obligations souveraines sur les marchés secondaires ne doit pas être de nature à soustraire les États membres à l’incitation à mener une politique budgétaire saine. « En effet, dès lors qu’il ressort des articles 119, paragraphe 2, TFUE, 127, paragraphe 1, TFUE et 282, paragraphe 2, TFUE que, sans préjudice de l’objectif de stabilité des prix, le SEBC apporte son soutien aux politiques économiques générales dans l’Union, les actions menées par le SEBC sur la base de l’article 123 TFUE ne peuvent être de nature à contrevenir à l’efficacité de ces politiques en soustrayant les États membres concernés à l’incitation à mener une politique budgétaire saine » (27).

51. Il découle de ces deux limites que, lorsque la BCE procède à l’acquisition d’obligations souveraines sur les marchés secondaires, elle doit entourer son intervention de garanties, d’une part, suffisantes pour concilier celle-ci avec l’interdiction du financement monétaire découlant de l’article 123, paragraphe 1, TFUE et, d’autre part, destinées à limiter les effets du programme de la BCE sur l’incitation à mener une politique budgétaire saine (28).

(…)

92. Il résulte de ce qui précède, d’une part, que le PSPP ne donne pas à l’intervention du SEBC un effet équivalent à celui de l’acquisition directe d’obligations souveraines auprès des autorités et des organismes publics des États membres et, d’autre part, qu’il n’est pas de nature à soustraire les États membres à l’incitation à mener une politique budgétaire saine. Dans ces conditions, la décision 2015/774 ne m’apparaît pas contraire à l’article 123, paragraphe 1, TFUE.

Sur les troisième et quatrième questions préjudicielles

[Questions posées par la Cour constitutionnelle fédérale de l’Allemagne]

3)      La décision […] 2015/774 […] visée sous [la première question] dans sa version actuelle, enfreint-elle l’article 119 et l’article 127, paragraphes 1 et 2, TFUE, ainsi que les articles 17 à 24 du protocole sur [le SEBC et la BCE], aux motifs qu’elle excède le mandat de la [BCE] en matière de politique monétaire, tel que le régissent ces dispositions, et empiète par conséquent sur la compétence des États membres ?

Y a-t-il notamment dépassement du mandat de la BCE aux motifs que :

a)      La décision visée sous [la première question] a une influence importante sur les conditions de refinancement des États membres en raison du volume du PSPP, qui s’élevait à 1 534,8 milliards d’euros le 12 mai 2017 ?

b)      Compte tenu de l’amélioration des conditions de financement des États membres visées sous a) et des effets de celle-ci sur les banques commerciales, non seulement la décision visée sous [la première question] a des conséquences indirectes en matière de politique économique, mais aussi ses effets objectivement déterminables laissent penser que, outre l’objectif de politique monétaire, le programme poursuit au moins autant un objectif de politique économique ?

c)      En raison de ses effets importants en matière de politique économique, la décision visée sous [la première question] est contraire au principe de proportionnalité ?

d)      En l’absence de motivation spécifique, depuis que la décision visée sous [la première question] est en cours d’exécution, c’est‑à‑dire depuis plus de 2 ans, il est impossible de contrôler si elle reste nécessaire et proportionnée ?

4)      La décision visée sous [la première question] enfreint-elle en tout cas l’article 119 et l’article 127, paragraphes 1 et 2, TFUE, ainsi que les articles 17 à 24 du protocole sur [le SEBC et la BCE], aux motifs que son volume et son exécution en cours depuis plus de 2 ans, ainsi que les effets en matière de politique économique qui en découlent, incitent à changer d’appréciation quant à la nécessité et à la proportionnalité du PSPP et que, ainsi, à partir d’un certain moment, elle excède le mandat de politique monétaire de la [BCE]?

[Conclusions de l’Avocat général]

93. Les troisième et quatrième questions portent, en substance, sur le rattachement du PSPP à la politique monétaire – laquelle circonscrit le mandat de la BCE – et sur l’examen de proportionnalité auquel la décision 2015/774 doit être soumise pour contrôler sa conformité à l’article 119, TFUE et à l’article 127, paragraphes 1 et 2, TFUE (ainsi qu’aux articles 17 à 24 du protocole sur le SEBC et la BCE). La juridiction de renvoi se demande si le PSPP peut encore être considéré comme relevant du mandat de la BCE au regard de son volume, de sa durée d’application et des conséquences qui en résultent.

94. Conformément au principe d’attribution des compétences énoncé à l’article 5, paragraphe 2, TUE, le SEBC doit agir dans les limites des pouvoirs qui lui sont conférés par le droit primaire. Il ne saurait dès lors valablement adopter et mettre en œuvre un programme qui sortirait du domaine attribué à la politique monétaire par le droit primaire. En outre, afin d’assurer le respect de ce principe, les actes du SEBC se trouvent soumis, dans les conditions prévues par les traités, au contrôle juridictionnel de la Cour (72).

95. Les paramètres nécessaires pour répondre à ces questions ont été établis dans les arrêts du 27 novembre 2012, Pringle (C‑370/12, EU:C:2012:756), et du 16 juin 2015, Gauweiler e.a. (C‑62/14, EU:C:2015:400).

(…)

153. Il résulte de ce qui précède que la BCE, en adoptant la décision 2015/774, n’a pas outrepassé son mandat tel que défini à l’article 119 TFUE et à l’article 127, paragraphes 1 et 2, TFUE et que le PSPP a été décidé et mis en œuvre dans le respect des principes d’attribution et de proportionnalité énoncés à l’article 5, paragraphes 2 et 4, TUE.

Sur la cinquième question préjudicielle

[Question posée par la Cour constitutionnelle fédérale de l’Allemagne]

5)  La répartition illimitée des risques entre les banques centrales nationales de l’Eurosystème en cas de défaillance concernant des obligations de gouvernements centraux et d’émetteurs assimilés, qu’a peut-être instaurée la décision visée sous [la première question], enfreint-elle les articles 123 et 125 TFUE, ainsi que l’article 4, paragraphe 2, TUE, si elle peut rendre nécessaire une recapitalisation de banques centrales nationales avec des ressources budgétaires ? »

[Conclusions de l’Avocat général]

42. En revanche, je suis plus circonspect sur la recevabilité de la cinquième question préjudicielle. En effet, si les questions portant sur le droit de l’Union bénéficient d’une présomption de pertinence, cette présomption doit être écartée « s’il apparaît de manière manifeste que l’interprétation sollicitée du droit de l’Union n’a aucun rapport avec la réalité ou l’objet du litige au principal, lorsque le problème est de nature hypothétique ou encore lorsque la Cour ne dispose pas des éléments de fait et de droit nécessaires pour répondre de façon utile aux questions qui lui sont posées » (21).

43. À l’instar de la BCE, des gouvernements grec, français, italien, portugais, finlandais ainsi que de la Commission, je constate que la cinquième question préjudicielle porte sur une évolution qui est incertaine, et ce à double titre. D’une part, l’hypothèse de départ de cette cinquième question est une répartition illimitée des risques entre les États membres de la zone euro en cas de défaillance concernant des obligations de gouvernements centraux et d’émetteurs assimilés qu’aurait « peut-être instaurée la décision [2015/774] » (22). Or, une telle répartition illimitée n’existe pas, dans l’état actuel des textes applicables, dans le cadre du PSPP. Au contraire, la volonté de limiter strictement la répartition des pertes entre banques centrales est constante depuis l’annonce du programme le 22 mars 2015 (23).

44. D’autre part, à supposer qu’une telle répartition illimitée soit décidée, la possibilité d’une contradiction avec les articles 123 et 125 TUE, ainsi qu’avec l’article 4, paragraphe 2, TUE, ne se pose, comme la juridiction de renvoi le précise elle-même dans le libellé de sa question, que « si [cette répartition illimitée des risques] peut rendre nécessaire une recapitalisation de banques centrales nationales avec des ressources budgétaires » (24). Il s’agit donc bel et bien d’une simple hypothèse dont la possibilité de se voir concrétisée n’est, à ce jour, aucunement démontrée. Certes, la demande de décision préjudicielle fait état d’une augmentation substantielle de la provision des risques de la Deutsche Bundesbank (Banque fédérale d’Allemagne) au cours de l’exercice 2016. Toutefois, la juridiction de renvoi précise que cette décision a été justifiée par le fait que les décisions du conseil des gouverneurs de la BCE pour étendre l’APP au PSPP, prises au cours de l’exercice 2016, auraient entraîné des risques supplémentaires. Or, force est de constater qu’aucune des décisions relatives au PSPP n’envisage un partage illimité des risques. Par conséquent, le défaut d’éléments supplémentaires sur les raisons qui ont conduit à l’augmentation de la provision des risques de la Deutsche Bundesbank (Banque fédérale d’Allemagne) ne permet pas de concrétiser l’hypothèse purement théorique d’une recapitalisation des banques centrales nationales en cas de défaillance majeure due au PSPP.

45. Le problème soulevé par la cinquième question préjudicielle m’apparaît donc bel et bien de nature hypothétique puisque tant le contexte juridique que le contexte factuel qui rendraient nécessaire une réponse à cette question ne correspondent pas à la situation actuelle et que la probabilité de leur survenance n’est pas démontrée avec une certitude suffisante. En tout état de cause, s’il devait être considéré qu’un partage illimité des risques est une situation dont la probabilité aurait été démontrée à suffisance, quod non, il est incontestable que ce partage des risques n’a pas encore été concrétisé dans une norme du droit de l’Union, ni même annoncé. Dans ces circonstances, comment la Cour pourrait-elle se prononcer sur la validité d’une règle qui n’existe pas encore ?

46. Eu égard aux considérations qui précèdent, je considère donc que cette cinquième question est, dans ce contexte et à ce jour, irrecevable.