Le 23 mai dernier, la Cour de district fédérale pour le district sud de New York a jugé qu’en vertu du Premier amendement de la Constitution des États-Unis qui protège la liberté d’expression, le Président Trump ne pouvait « bloquer » des internautes qui souhaiteraient commenter ses déclarations sur le réseau social Twitter.
Si la décision de la Cour de district pourrait être considérée comme procédant d’une analyse orthodoxe de la liberté d’expression en droit américain, elle pourrait déclencher une série de contentieux acharnés opposant cette liberté au droit des sociétés privées d’assurer la police de leurs propres plateformes.
Le raisonnement de la Cour de district
Comme il a été relevé ci-dessus, le raisonnement adopté par la Cour de district semble parfaitement orthodoxe au regard de la jurisprudence américaine sur la liberté d’expression.
En premier lieu, la Cour a déterminé que l’expression dont les requérants bloqués du compte Twitter présidentiel se prévalaient était de nature politique et donc susceptible de bénéficier de la protection accordée par le Premier amendement.
En second lieu, la Cour a considéré que les griefs des requérants s’analysaient au regard du régime juridique des « forums publics » au sens de la jurisprudence américaine sur la liberté d’expression.
Dans ce cadre, la Cour a précisé que le « forum public » constitué par le compte présidentiel comprend uniquement l’espace de commentaires figurant en dessous des tweets du Président, à l’exclusion des espaces virtuels résultant des réponses à ces commentaires ou ceux résultant des « retweets », c’est à dire, des commentaires émis par d’autres utilisateurs sous la forme des tweets distincts faisant référence aux tweets du Président. Sont également exclus du champs de l’analyse tous aspects relevant du choix du Président tels que le contenu de ses tweets, les notifications qu’il consulte et la liste des personnes qu’il suit sur le réseau social.
Selon la Cour, la détention de la plateforme par la société privée Twitter n’a pas d’incidence sur la qualification de forum public. En effet, pour la Cour, l’applicabilité de la doctrine des forums publics dépend non pas de la propriété de l’espace en question mais de la capacité de l’État de contrôler l’accès à cet espace. Ce critère a été rempli dès lors que Monsieur Trump a été capable, en bloquant certains utilisateurs, de contrôler l’accès de ces derniers au contenu de ses tweets et aux espaces de commentaires en dessous de ses tweets.
La Cour a par ailleurs précisé que le fait de bloquer les requérants était un acte de l’État (« state action ») et partant, susceptible de recours fondés sur le Premier amendement dès lors que le compte Twitter de Monsieur Trump a été utilisé par ce dernier en sa qualité de Président des États-Unis (1).
La Cour note enfin que le forum public ainsi constitué doit être classifié comme un « forum public désigné » (« designated public forum ») au sens de la jurisprudence en la matière. Un forum public désigné résulte de l’intention du gouvernement de désigner comme forum public un espace qui n’était jusqu’alors pas considéré comme tel. Le régime juridique de ces forums publics est presque identique à celui des forums publics traditionnels : le Premier amendement s’applique dans toute sa splendeur et seules sont admissibles des restrictions ciblées, nécessitées par des intérêts impérieux de l’Etat (« compelling state interests »).
Le cadre juridique étant ainsi défini, la Cour n’a pas eu de difficulté à déterminer que le fait de bloquer les requérants du compte présidentiel constituait une violation du Premier amendement, cette mesure d’exclusion étant uniquement fondée sur les opinions exprimées et empêchant ces derniers de s’exprimer sur le forum public constitué par l’espace de commentaires figurant en dessous des déclarations du Président.
Conséquences imprévues pour les réseaux sociaux
La consécration par la justice américaine d’un forum public protégé par le Premier amendement au sein d’une plateforme privée est susceptible d’avoir des conséquences néfastes pour les sociétés privées détentrices des réseaux sociaux telles que Facebook et Twitter.
En effet, la doctrine traditionnelle veut que le Premier amendement ne puisse être opposé à ces sociétés privées. De surcroît, la liberté d’expression de ces sociétés est également protégée par le Premier amendement, de sorte qu’il leur est parfaitement loisible de sélectionner les contenus qu’elles hébergent sur leurs plateformes.
C’est sur cette base juridique que les sociétés comme Facebook et Twitter ont adopté des « standards communautaires » strictes et parfois capricieux, lesquels ont résulté en l’exclusion de nombreux internautes, dont notamment des conservateurs, de leurs plateformes.
Or, comme le note le Professeur Feldman, si le compte Twitter du Président était considéré comme un forum public désigné, des internautes exclus de cette plateforme pourraient intenter des actions en justice à l’encontre de la société Twitter pour réclamer la restitution de leur accès à ce forum public (2). Si la justice américaine faisait droit à de telles demandes, le régime juridique précité serait de facto modifié et le Premier amendement serait opposable à la société Twitter (3).
C’est une brèche potentielle que le Donald n’a pas manqué d’exploiter. Au lendemain du délibéré rendu par la Cour de district, la Présidente du Comité national républicain et le Directeur de la campagne de réélection de Monsieur Trump ont adressé une missive aux sociétés Facebook et Twitter.
Les auteurs de cette lettre, qui évoquent des événements récents faisant état de la censure des électeurs conservateurs par ces sociétés, considèrent que les plateformes Facebook et Twitter sont des « forums publics largement utilisés » et demandent des explications sur la gestion des contenus mis en ligne par leurs utilisateurs. Ils souhaiteraient par ailleurs obtenir des garanties pour que « la transparence, la neutralité et la protection de tous les discours [soient] au cœur des opérations sur Facebook et Twitter, maintenant et dans le futur ».
Ainsi, la décision de la Cour de district serait finalement une aubaine pour le Président Trump qui cherche à mettre un obstacle à la censure de ses propres soutiens sur ces réseaux sociaux et dont le goût de la revanche est de notoriété publique. Affaire à suivre !
(1) La Cour a également dû se prononcer sur de divers moyens de défense tirés du principe de séparation des pouvoirs et de l’immunité juridictionnelle du Président. Il n’est pas nécessaire d’aborder ces questions dans le cadre de la présente analyse.
(2) De telles actions auraient été d’ores et déjà intentées. Voir par ex. https://www.barneslawllp.com/charles-johnson-vs-twitter-case
(3) Il est intéressant de noter que ces plateformes privées seraient d’ores et déjà soumises au respect des dispositions constitutionnelles relatives à la liberté d’expression en Allemagne. Voir à ce sujet : https://verfassungsblog.de/the-german-network-enforcement-act-and-the-presumption-in-favour-of-freedom-of-speech/